musicologie

1er avril 2024 — Jean-Marc Warszawski

Le phénomène Luan Goes

Dolce Pupillo, Sonia Prina (contralto), Luan Góes (contre-ténor), Les Furiosi Galantes, œuvres de Nicola Porpora, Alessandro Scarlatti, Georg Friedrich Händel, Antonjio Vivaldi, Johann Kaspar Kerll, Agostino Stefani, Giovanni Legrenzi, Giovanni Paolo Colonna, Henrico Albicastro, Giovanni Bononcini. Indésens Calliope 2023 (IC 030).

Enregistré les 11-17 juillet 2022, église de Sauveterre.

Le contre-ténor Luan Góes et la contralto Sonia Prina présentaient le 8 mars dernier leur Album Dolce Pupillo, à Saint-Louis-en-L’Isle, église située, comme son nom l’indique, presque au centre de l’île Saint-Louis à Paris. Au centre, c’est un feu tricolore à l’intersection de la rue des Deux-Ponts avec la rue Saint-Denis. Au coin, la maison Berthillon, les meilleures glaces de Paris et les plus chères du monde. Ce qui jette un froid sur la glace.

Arrivé un peu en avance, j’assiste à ce qu’on appelle les raccords, la révision de passages qui peuvent poser problème ou sur lesquels il faut se mettre d’accord. On économise ainsi sur les répétitions. La plupart des ensembles de musique ne sont pas réguliers, surtout ceux dits à « géométrie variable ». C’est le Patron-chef d’orchestre qui fait appel, selon les besoins, à des intermittents. C’est dire la précarité du métier, mais aussi la dynamique et la liberté que ce régime permet pour les créations non institutionnalisées. Les politiques d’extrême droite envisagent de supprimer le régime spécifique de l’intermittence, ce qui serait pour le monde du spectacle une des catastrophes parmi d’autres que ces gens préparent.

Le public nombreux prend place, on doit être dans le courant d’air d’un restaurant voisin où l’on grille du poisson. Cela change de l’encens traditionnel.

Luan Góes a un beau parcours brésilien : il passa sept années dans un chœur d’enfants de l’Université fédérale de Rio de Janeiro, fut soliste dans des œuvres lyriques dès l’âge de 11 ans, au théâtre municipal, débuta plus tard comme contre-ténor et obtint un Bachelor en piano à l’Université. Là commence le roman médiatique : deux facteurs français venus travailler sur des orgues à la cathédrale de Rio le repérèrent et lui permirent de venir étudier en France où il fut diplômé de l’École normale de musique de Paris, mais aussi de la haute école de musique de Genève, et enfin il travaille sous la direction de Sonia Prina. Il semble se plaire en France, tant mieux, cela nourrit la formidable diversité de notre pays, et Paris est une de villes au monde d’où se forgent les carrières internationales. Mais le conte de fées nous semble un peu méprisant pour le Brésil et ses institutions musicales, qui ont fait l’essentiel du job.

Sonia Prina et Luan Góes, église Saint-Louis-en-l'Isle, 8 mars 2024. Photographie © musicologie.org.

Le cédé comme le concert a une thématique : la transmission. Pas n’importe laquelle, celle de l’italianisme, de Venise, Rome, Florence, Naples. Au xviie siècle toutes les cours européennes, jusqu’à Saint-Pétersbourg, ont été envahies de musiciens italiens. Les princes allemands envoyaient leurs meilleurs musiciens se former en Italie. Il est difficile de suivre tous les fils de ces influences et des confrontations avec les musiques dominantes, comme celles de la cour française ou des provinces germaniques de Nord. Mais c’est aussi la transmission de la célèbre diva Sonia Prina à son élève Luan Góes.

La fête s’ouvre avec un mouvement instrumental d’Antonio Vivaldi. Les Furiosi Galante, un ensemble créé et dirigé par Luan Góes (on n’est jamais mieux servi que par soi-même), ont bon son et excellente exécution. La voix de Luan Góes est phénoménale. Les voix de haute-contre, sont en général assez verticales, filées, peu enrichies d’harmoniques, ou bruitées, lui est doté d’une véritable voix de mezzo-soprano, ronde, riche, souple, avec un coffre énorme, au moins sur une grande partie de la tessiture, dans les basses c’est parfois un peu moins clair. À ses côtés Sonia Prina, égale à elle-même, avec un feeling de chanteuse gospel et sa gestuelle de guitar hero, est vraiment une exception. Elle se dit volontiers être une rockeuse, elle est, enfin je crois, la réincarnation de Janis Joplin en cantatrice de musique baroque, engagée corps et âme, avec un chant qui la remercie de ses efforts et prend aux tripes. Même avec une projection bien moins puissante que son comparse, elle emporte, à notre sens, le spectacle. Luan Góes semble quant à lui au-dessus de ces fureurs sur lesquelles il souffle en maître sa voix singulière. Il lui faudra un peu de temps avant qu’il ne mette sa pudicité au fond de la poche et laisse apparaître le chant lui traversant le corps.

C’est donc un programme italianisant, purement italien, italien de Vienne (Porpora), italien d’adoption (Händel, Kerl). Ils n’ont pas choisi les pièces les plus connues, qui bénéficient des suffrages avant qu’on ne les joue, mais des pièces fortes, virtuoses, des pièces à vocalises et à vibrato, celles qui tordaient les oreilles à la cour de France, et qui font justement l’italianisme. Peut-être que Luan Góes manque encore d’un peu d’égalité quand les acrobaties montent dans les passages aigus... Et ici ou là, de magnifiques déplorations, parce que la vie est parfois cruelle, surtout à l'opéra.

Notons, également présent sur le cédé, la belle sonate à deux violons de Johann Kaspar Kerll.

1. Nicolo Popora, Germanico in Germania, « Empi se mai disciolgo » (Luan Góes). (Luan Góes et Sonia Prina), 2. Alessandro Scarlatti, La Giuditta, « Dormi, o fulmine di guerra!» (Sonia Prina), 3. Georg Friedrich Händel, « Son nata a lagrimar » (Luan Góes et Sonia Prina), 4. Antonio Vivaldi, Dorilla in Tempe, Sinfonia, Allegro (instrumental), 5. Giovanni Bononcini, L’Augelletto finché stretto nel suo carcere (Sonia Prina), 6. Vivaldi, Farnace, « Gelido in Ogni Vena » (Luan Góes), 7 Johann Kaspar Kerll, Sonata à 2 violini (instrumental), 8-9. Agostino Srteffani, Tassilone, « Ohimé, non più perdoni à un cieco error » ; « Deh, non far colle tue lagrime al mio cor la morte amara » (Luan Góes), 10. Hëndel, Partenope, « Furibondo spira il vento » (Sonia Prina), 11. Giovanni Lerenzi, Il Giustino, « Pur ch’il foco ond’io m’infiammo » (Luan Góes et Sonia Prina), 12.Giovanni Paolo Colonna, Il Mosè legato di Dio, Sinfonia Parte seconda ((instrumental), 13. Steffani, La divisione del mondo, « Lumi, potete piangere » (Luan Góes), 14. Händel, Alcina, Sinfonia (instrumental), 15. Antonio Lotti, Teofane, « Discordi Pensieri » (Sonia Prina), 16. Giacomo Carissimi, Rimanti in pace omai (Luan Góes et Sonia Prina), 17. Henrico Albicastro, Concerto en do mineur, opus 7, III. Adagio, 18. Händel, Alcina, « Mi lusinga il dolce affetto » (Luan Góes), 19. Bononcini, Almahide, Se t’abborro e la tua morte (Luan Góes et Sonia Prina).

 Jean-Marc Warszawski
1er avril 2024
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